Maintenant que l’inflation est devenue un risque macroéconomique avéré, la nature de son caractère fait de plus en plus débat. Présentée initialement comme un phénomène temporaire, la hausse des prix devrait s’installer dans la durée.
Dans plusieurs économies mondiales, l’évidence d’une inflation forte et durable s’est imposée depuis le début d’année. La preuve de ce changement est l’attitude de la plupart des Banques centrales, qui ont opéré un revirement de leur politique monétaire en intégrant désormais le caractère durable de l’inflation actuelle.
Dernières décisions en date : celles de la Réserve fédérale américaine (Fed), qui a relevé ses taux directeurs de trois quarts de point, la plus forte hausse depuis 1994. L’institution dit même qu’il faut s'attendre à d'autres relèvements du même ordre dans les mois à venir pour lutter contre l’inflation galopante. Même son de cloche chez la BCE, qui a annoncé une série de hausses de taux à partir de juillet, avec un premier relèvement de 25 pbs. Une première depuis plus d’une décennie. Les gardiens de l’Euro ont aussi nettement relevé leurs prévisions d’inflation jusqu’en 2024. La BCE s’attend désormais à une inflation de 6,8% en 2022, qui devrait ensuite ralentir à 3,5% en 2023, puis à 2,1% (au-dessus même de l’objectif des 2%) en 2024.
Hier lors d'un séminaire de la BCE au Portugal, des banquiers centraux et économistes ont averti que «le monde a basculé dans une phase inflationniste qu'il n'avait pas connue depuis les années 1970 et 1980 et cela prendra du temps pour la faire redescendre».
Alors que guerre russo-ukrainienne pourrait durer « des années », selon le chef de l'Otan, des réductions d'approvisionnement pourraient maintenir les prix de l'énergie à un niveau élevé dans les années à venir. A côté d'une inflation importée, des facteurs domestiques peuvent aussi peser durablement. Les salariés demandent ainsi à leurs employeurs avec de plus en plus de force une compensation, ce qui peut alimenter un peu plus l'inflation. En outre, sur le marché du travail les taux de chômage sont plutôt peu élevés en moyenne et les intentions d'embauche élevées, ce qui joue en faveur d'une hausse des salaires. Et de l'inflation.
Changement de perception
Au Maroc, la Banque centrale et la majorité des analystes estiment que ce phénomène est transitoire. Même si quelques pressions sont plus structurelles, le niveau de l’inflation devrait revenir à la normale en 2023. Ce scénario optimiste dans lequel l’inflation reviendrait aux alentours de 2,3% en 2023 (selon les projections de BAM) est toutefois loin d’être assuré, car les perturbations sur les chaînes logistiques mondiales pourraient perdurer au-delà de 2022. La baisse des prix de l’énergie, avec une guerre en Ukraine qui s’enlise, quant à elle, n’est pas certaine. Sur le terrain, les opérateurs économiques commencent déjà à intégrer ces aspects plus structurels de l'inflation dans leur logique d’investissement. Ahmed El Yacoubi, président du Directoire de la Société Générale Maroc, a expliqué lors de sa dernière sortie médiatique qu’«un certain nombre d’opérateurs commencent à installer l’inflation comme un élément structurel. En tout cas, comme un élément qui va durer plus longtemps. Maintenant, en termes d’investissement, ils commencent à modéliser leurs projets sur la base de cette inflation qui peut durer».
Le DG de la banque, François Marchal, a abondé dans le même sens, estimant qu’«après une période d’attentisme, les opérateurs sont passés dans une logique où l’inflation est bien installée. Ils ont entamé un cycle de hausse de prix pour pouvoir maintenir leur marge et continuent d’opérer dans l’environnement international actuel, avec une hausse de l’ensemble des matières premières pour l’intégralité des secteurs». De leur côté, les analystes de CDG Capital soutiennent que l’inflation pourrait s'atténuer dans les mois à venir, comme elle pourrait aussi se diffuser plus largement dans le tissu économique si la hausse des prix continue de s'installer durablement au niveau international.
Invité lors de l’émission Urgences Économiques de Finances News, l’économiste Zakaria Firano estime qu’en termes de projections de l’inflation «la Banque centrale s’est alignée sur les perspectives avancées par la Banque mondiale et le FMI. Sommes-nous d’accord ou pas d’accord ? Vu les incertitudes qui entourent la situation actuelle, il est clair que nous sommes pas prêts à revenir à la tendance long terme de l’inflation (2% : ndlr) ». Il précise « Tous les signaux avant-coureurs indiquent qu’il y aura des tensions sur les 2023 et 2024. Ça veut dire que l’inflation va s’installer ». Zakaria Farino a également rappelé les propos de l’économiste français Olivier Blanchard, pour qui le monde s’installera sur 3 à 5 ans d’inflation.
Avis contraire du côté du Wali de BAM qui a expliqué lors de la dernière conférence de presse suivant le Conseil de juin qu’ «ayant déjà intégré dans ses prévisions l’impact des décisions prises dans le cadre de l’accord social du 30 avril 2022, étant donné la nature des pressions inflationnistes, essentiellement d’origine externe ainsi que le retour prévu de l’inflation à des niveaux modérés en 2023 et pour continuer à soutenir l’activité économique..., la Banque centrale a maintenu le taux directeur inchangé». Jouahri a tenu à rappeler que «l'inflation est nourrie par des facteurs externes, comme le reflète l'accélération sensible de l'inflation de biens échangeables», précisant que l'inflation des bien non échangeables, impactée essentiellement par des facteurs internes, continue d'évoluer à un niveau contenu et ne demande pas d'intervention.
De l’inflation importée jusqu’en 2024 ?
Selon la Banque mondiale, l’impact sur les prix alimentaires et de l’énergie de la guerre en Ukraine devrait durer plusieurs années. Dans le rapport Commodity Markets Outlook, la banque estime que «les prix vont se maintenir à des niveaux historiquement élevés jusqu’à la fin de 2024». Pour les seuls prix de l'énergie, la banque table sur une hausse de plus de 50% cette année, avant une baisse en 2023 et 2024. Quant à ceux des biens non énergétiques, comme les produits agricoles et les métaux, ils devraient augmenter de près de 20% en 2022, puis diminuer également au cours des années suivantes. Cependant, les prix des produits de base devraient rester bien supérieurs à la moyenne des cinq dernières années et, en cas de guerre prolongée ou de nouvelles sanctions contre la Russie, ils pourraient devenir encore plus élevés et plus volatils que ce qui est actuellement prévu, alerte la BM.
De quoi nourrir davantage l’inflation importée par le Maroc, qui est en train d’éroder les marges des entreprises et l’épargne des ménages. Structurelle ou conjoncturelle donc ? Cette question légitime liée à l’inflation intéresse tout le monde. Si le consensus au Maroc s’accorde pour estimer que la hausse des prix enregistrée jusqu’à présent n’est qu’une bosse et qu’elle devrait se dégonfler cette année, de nouveaux éléments dans l’environnement international commencent à infirmer cette hypothèse. À suivre.