Tribune signée Karima Haoudi
Chercheure au Centre Doctoral Economie et Gestion-Souissi Université Mohammed-V de Rabat
Le sujet du capital immatériel connaît sans doute actuellement un engouement sans précédent. L’invitation de sa majesté au Conseil économique, social et environnemental ainsi qu’à Bank Al-Maghrib à réaliser une étude pour déter- miner la richesse globale du Maroc a fait de la question du capital immatériel un thème partagé par de nombreuses parties prenantes.
Ainsi, avant la livraison du rapport final, prévue au mois de mars prochain, les diffé- rentes composantes de la société se sont penchées sur des débats dont l’objectif est de participer à l’élaboration d’un modèle d’évaluation du capital immatériel propre au cas du Maroc. La diversité des terminologies et des critères de mesure du capital immatériel relève le problème de son appréhension et met en lumière l’existence de différentes approches permettant de valoriser l’ensemble des facteurs de production de richesse, notamment ceux qui ne sont pas capturés par les méthodes comptables traditionnelles. En effet, le système comptables actuel et les critères financiers qui en ressortent ne réussissent plus, à eux seuls, à appréhender toute la richesse créée par une économie, devenue de plus en plus dématérialisée et ouverte sur les nouvelles technologies et les actifs intellectuels.
Du point de vue microéconomique, il est légitime d’avancer que les actifs immaté- riels constituent de nos jours un levier essentiel de la compétitivité de l’entreprise marocaine. Autrement dit, il existe bien une corrélation positive entre ce capital et la performance économique et financière des entreprises. Le capital immatériel peut être, à la fois, un tableau de bord utile au management quotidien, une mesure de la création de valeur plus pertinente que les indicateurs financiers habituels, un moyen supplémentaire et efficace de maîtriser les risques et une nouvelle grille de lecture plus réaliste des ressources et des potentialités dont dispose une entreprise pour se développer et créer de la valeur.
Néanmoins, et comme le souligne Alan Fustec, Directeur scientifique de l’Observa- toire de l’Immatériel fondé en 2007 en France : «la comptabilité passe sous silence des actifs essentiels sans lesquels le processus de création de valeur tombe en panne : sans salariés ou sans clients, l’entreprise meurt». En effet, un ensemble d’éléments déterminants dans la création de la valeur au sein de l’entreprise n’est pas considéré comme un investissement et n’est pas reporté en conséquence au compte du bilan. Il semble alors que les objectifs escomptés de la normalisation comptable en vue de permettre un reflet fidèle de ce que représente l’entreprise à tous les utilisateurs des comptes, privés ou publics, sont difficilement atteignables. Dans le cadre comptable marocain, la notion de bilan est davantage une notion juridique qu’économique. Ainsi, seul l’élément dont l’entreprise détient le droit de propriété, et de ce fait l’utilise, peut en changer la forme et la substance, le transférer par la vente ou la location, est considéré comme un investissement à inscrire au bilan et à traiter comme un actif amortissable. Le référentiel comptable marocain, érigeant le principe de prudence en haut de la pyramide des principes comptables, est imprégné des notions de patrimoine et de propriété. Les règles comptables marocaines comportent peu de développements sur les critères d’inscription à l’actif des éléments incorporels, sauf pour les frais de recherche et développement. En outre, aucune limitation précise sur la durée de vie de ces actifs n’est fixée. Qu’en est-il des normes comptables internationales ?
Le passage à ces normes internationales a été qualifié de grand chamboulement, voire de révolution dans la culture comptable, du fait des grandes divergences qu’elles soulèvent avec les normes locales des pays à vision continentale. En ce qui concerne le domaine de l’immatériel, la comptabilité des incorporels a pris une place importante dans le processus d’élaboration du nouveau référentiel comptable. De grandes nouveautés ont été introduites dont la principale est la condition d’inscription à l’actif qui n’est plus subordonnée à une condition de propriété, mais seule la probabilité d’un avantage économique futur détermine le statut économique de la dépense. Pour illustrer cette divergence avec les dispositions des normes marocaines, nous retenons le cas de certaines dépenses, comme le crédit-bail, qui concourent effectivement à l’activité de la firme et permettent de générer des avantages futurs, mais qui ne figurent pas au bilan de la firme en question faute d’un droit de propriété du bien en location. C’est le cas également pour certaines dépenses immatérielles (formation professionnelle, marketing, publicité, recherche et développement,.. .etc.), qui procurent des services sur plusieurs périodes pour l’entreprise, mais ne sont pas considérées comme investissements. Ces actifs incorporels ne sont retenus dans les bilans des entreprises que lorsqu’une entreprise acquiert une autre et sont désignés par l’«écart d’acquisition» qui représente la différence entre le prix payé pour l’acquisition d’une entreprise et la valeur de marché de ses actifs (goodwill). Contrairement à ce traitement comptable qui passe sous silence des actifs fondamentaux dans la création de la richesse, la norme IAS 38, qui prescrit la comptabilisation et les informations à fournir pour les immobilisations incorporelles, définit l’investissement immatériel comme étant «un actif non monétaire identifiable sans substance physique, détenu en vue d’une utilisation pour la production ou la fourniture de biens ou de services, pour la location à des tiers ou à des fins administratives». De cette définition, l’on retient qu’un élément immatériel devra satisfaire à trois conditions pour prétendre à un enregistrement comptable selon la norme IAS 38 : posséder un caractère identifiable le séparant du goodwill; permettre des avantages économiques futurs et, enfin, qu’il soit contrôlé par l’entreprise.
Cette large conception de l’actif immatériel retenue par le normalisateur comp- table international (IASB, pour International Accounting Standards Board) s’oppose alors aux dispositions restrictives du Code général de normalisation comptable qui demeurent inadaptées au besoin de production d’informations financières reflétant le plus fidèlement possible la situation financière, la réalité économique et le patrimoine de l’entreprise marocaine.
Avec le système comptable actuel ne tenant pas compte de l’ensemble des facteurs générateurs de revenus, l’investisseur a une estimation erronée de la véritable valeur de l’entreprise. En revanche, l’ouverture des normes IFRS sur certaines dépenses pour les considérer comme actifs à faire figurer au bilan est bénéfique dans la mesure où l’enregistrement comptable des actifs immatériels augmente le résultat de l’entreprise et, partant, améliore la valorisation boursière de l’entreprise. Ces actifs immatériels seront vus par les investisseurs comme un investissement rentable dans le futur.
De ce fait, le contexte actuel et l’intérêt porté au capital immatériel appellent, sans doute, à une réflexion autour de la pertinence et de l’adaptabilité des normes comptables actuelles aux besoins informationnelles des utilisateurs de l’information financière (investisseurs, créanciers, prêteurs,... etc.) à même de fournir une repré- sentation fidèle de la réalité économique, au détriment d’une représentation basée principalement sur l’apparence juridique. Un ajustement de la réglementation comp- table actuelle aux normes internationales ou quasiment un passage obligatoire à ces normes ? En tout cas, développer une «expérience des normes internationales» par les entreprises marocaines n’apparaît que profitable.
Tribune signée Karima Haoudi
Chercheure au Centre Doctoral Economie et Gestion-Souissi Université Mohammed-V de Rabat
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