Si l'année 2022 était dominée par une inflation alimentée par des chocs externes – notamment via des prix à l’importation gonflés par la pandémie et les perturbations des chaînes d'approvisionnement –, d'autres facteurs sont entrés en jeu, en 2023 et 2024. Malgré le ralentissement de l'inflation, les prix sur les étals restent élevés, et ce, même avec une tendance désinflationniste amorcée en février. Les causes sont multiples : chocs climatiques perturbant la production agricole, comportements opportunistes de certaines entreprises, et un contexte concurrentiel qui peine à s'ajuster. Le consommateur, lui, continue de payer des produits dont les prix n'ont pas suivi la courbe descendante de l'inflation.
Attention, une baisse de l'inflation ne signifie pas que les prix diminuent. Cela indique simplement que les prix continuent d'augmenter, mais à un rythme plus lent. Ainsi, bien que l’inflation ait ralenti à +1,7% en août 2024, l’Indice des Prix à la Consommation (IPC) a atteint 119,7, marquant une hausse de 13 % depuis février 2022. Les niveaux de prix actuels restent donc bien supérieurs à ceux des dernières années, créant une pression constante sur le pouvoir d'achat. Par exemple, le sous-indice des produits alimentaires est passé de 103,1 en 2021 à 131,5 à fin août, soit une augmentation de près de 27,5%. Cette flambée est due à des facteurs comme les perturbations de la production locale, les coûts des matières premières, et des comportements opportunistes sur le marché. Les produits non alimentaires ne sont pas en reste, avec une hausse de l’IPC de 104,4 à 110,3 entre 2021 et 2023, touchant des postes de dépenses essentiels comme le transport ou les services. Par conséquent, même si l'inflation ralentit, les prix élevés persistent.
Mais ce n’est pas tout de nouvelles pratiques commerciales ont fait surface, en intensifiant la sensation de hausse des prix malgré la désinflation. En fait, certaines entreprises adoptent des stratégies pour protéger leurs marges, voire les augmenter, aux dépens des consommateurs. Trois phénomènes, en particulier, méritent d'être surveillés de près : la cupidflation, la shrinkflation et la cheapflation. Ils montrent que, quand bien même l'inflation se modère sur le plan macroéconomique, ses effets continuent de peser sur le quotidien des ménages à travers des tactiques subtiles mais impactantes.
Cupidflation – contraction de "cupide" et "inflation," ou "greedflation" en anglais – désigne la pratique d’entreprises exploitant leur pouvoir de marché pour gonfler leurs prix au-delà de ce que justifient les coûts de production. Théorisée en 2023 par les économistes Isabella Weber et Evan Wasner, la cupidflation souligne comment certaines firmes maximisent leurs marges à la faveur d'une inflation généralisée, en anticipant que les consommateurs ne questionneront pas une hausse de prix tant qu’elle reste "dans la norme."
La shrinkflation s’ajoute à ces pratiques en réduisant discrètement la quantité de produit contenu dans les emballages sans en changer le prix, ou pire, en l’augmentant. Par exemple, certaines marques de couches pour bébé ont diminué le nombre de pièces par paquet sans toucher au prix. Le même phénomène s’observe avec les bouteilles de soda, les paquets de biscuits, ou encore les mouchoirs en papier, les savons liquides dont le poids diminue alors que le coût à l’unité augmente. Le café et le thé ne font pas exception, subissant également des réductions de poids notables. Cette pratique touche également le secteur pharmaceutique avec des boites de médicaments présentant un nouveau format avec moins de comprimés. Chose qu’a notamment dénoncée par la Fédération marocaine pour les droits du consommateur.
Enfin, la cheapflation – du mot anglais "cheap," signifiant "bon marché" – remplace les ingrédients d’un produit par des composants moins coûteux ou de moindre qualité, sans ajustement du prix. Par exemple, un chocolat peut ainsi contenir moins de cacao et plus de substituts sucrés, ou un savon moins de matières premières naturelles. Les consommateurs, eux, restent souvent dans le flou quant aux réelles modifications du produit.
Sur un autre registre, le rapport du Conseil de la concurrence pointe que la légère reprise de la consommation des ménages en 2023 aurait pu exercer une pression haussière sur les prix. Toutefois, cette consommation est restée en deçà du seuil nécessaire pour provoquer un excès de demande. Paradoxalement, malgré une inflation à 1,7%, les prix continuent de paraître élevés aux ménages, en raison de l'accumulation de hausses antérieures et des ajustements progressifs des tarifs.
La modération de cette inflation tient également au ralentissement du crédit accordé aux ménages, conséquence d'un resserrement de la politique monétaire. En 2023, la croissance des crédits est ainsi passée de 3,6% en 2022 à 2%, freinant l’effet de levier sur la consommation et favorisant une désinflation relative. Néanmoins, le phénomène reste fragile, car la baisse de l'inflation n'a pas encore impacté les prix au détail. La perception d’une inflation persistante contribue à alimenter des pratiques opportunistes telles que la cupidflation, qui jouent sur l’inertie des prix.
L'intensité concurrentielle reste également au cœur du débat sur la stabilisation de l’inflation. Selon le Conseil de la concurrence, elle doit permettre d’assurer des prix optimaux sur le long terme. Mais l’inflation elle-même peut avoir un effet délétère sur cette concurrence. Les aides de l’État, indispensables dans certains secteurs, doivent impérativement être administrées avec transparence et neutralité pour éviter tout effet de distorsion sur le marché.
Par ailleurs, le Conseil attire l’attention sur la tentation des entreprises de coordonner leurs actions pour préserver les marges, ce qui peut entraîner une entente implicite sur les prix, au détriment du consommateur. Cette "protection des profits" renforce le phénomène de cupidflation et, à terme, perturbe le fonctionnement sain des marchés.
Au final, force est de constater que les effets cumulatifs de la cupidflation, shrinkflation, et cheapflation affectent directement le ressenti des ménages. La stagnation des prix, malgré une inflation officiellement en baisse, crée une déconnexion entre les indicateurs économiques et la réalité du panier de la ménagère. Pour le consommateur, chaque achat devient un calcul : payer plus pour moins, ou payer le même prix pour une qualité inférieure.
Y.S