Dans cet article paru cette semaine dans Finances News Hebdo et dont nous avons repris quelques extraits, l'auteur revient sur la concentration des mandats entre les mains d'une poignée de cabinets, la longue durée des mandats, et la pauvreté des observations des attestations qui accompagnent les comptes.
L'article relève que les résultats sont toujours certifiés par un nombre très limité de commissaires aux comptes (CAC). Appelés communément « les big four », ces commissaires aux comptes constituent une forme d’oligopole, laissant à l’écart les cabinets à taille humaine. Il y a quelques années, les CAC avaient lancé le débat en réclamant leur part de marché de l’audit. Et voilà la polémique sur l’incompatibilité du commissariat aux comptes repartie de plus belle. Le législateur estime qu’un expert-comptable agissant en qualité de commissaire aux comptes ne peut recevoir de la société ou de ses filiales une rémunération quelconque susceptible de porter atteinte à son indépendance.
Force est de constater, que justement en certifiant le compte d’une société pendant des années durant, des liens « incestueux » peuvent naître de facto entre les deux parties; ces liens, à la longue risquent de nuire à la sincérité de l’opinion formulée sur les comptes, objet de la certification, la quintessence même de la mission d’un CAC. Cela impacte, par ailleurs, la répartition équitable des missions d’audit, étant donné que sur plus de 400 commissaires aux comptes, seulement quatre s’accaparent la plus grande partie du gâteau. Les autres se battent pour se frayer une place au soleil. Nous comprenons justement pourquoi les cabinets de petite dimension, ou à taille humaine, comme préfèrent les nommer les experts-comptables, se livrent une guerre des prix dans l’audit des établissements publics.
Objectivité vs dépendance
Les honoraires des CAC perçus par les « big four » sont très onéreux. Ils tirent l’essentiel de leurs revenus d’un nombre limité de clients (maison-mère + filiales) et encourent le risque d’affaiblissement de leur indépendance et parfois même de leur objectivité. Ils se retrouvent face à un vrai dilemme : faire certifier les comptes conformément à la réglementation en vigueur ou assurer l’équilibre financier de leur cabinet. Une forte dépendance financière qui sent le roussi. N’est-il pas du rôle de l’Ordre des experts-comptables (OEC) de veiller à une répartition équitable du marché et de limiter la durée des mandats ? N’assure-t-il pas des missions de contrôle pour s’assurer que le commissariat aux comptes s’effectue selon les normes ordinales ? Assurément, nous confie un responsable au sein de l’Ordre qui souhaite garder l’anonymat. L’OEC est justement conscient de cette concentration qui nuit forcément au marché. «Il existe d’ailleurs la norme ISQI, datant depuis 2011, qui stipule la rotation en matière d’audit des états financiers d’entités faisant appel public à l’épargne. Elle prévoit également pour tous les audits d’états financiers, une rotation de l’associé responsable de la mission après une période de six ans, et du cabinet après une période de douze ans.
Cela dit, la période de 12 ans reste quand même très longue et la mise en application de la norme n’est pas pour sitôt. «Il est du devoir des régulateurs (DAPS, BAM) et du gendarme du marché, le CDVM, de veiller au respect de la norme professionnelle » martèle notre source.
Pour le cas des banques, la situation est plus complexe. Il suffit d’examiner la circulaire n° 21/ G/2006, relative aux modalités d’approbation des commissaires aux comptes des établissements de crédit, pour s’assurer que les modalités de leur approbation par la Direction de la supervision bancaire de Bank Al-Maghrib sont très contraignantes. Par dérogation aux dispositions de l’article 163 de la loi n°17-95 relative aux sociétés anonymes, le renouvellement du mandat des commissaires aux comptes ayant effectué leur mission auprès d’un même établissement, durant deux mandats consécutifs de trois ans, ne peut intervenir qu’à l’expiration d’un délai de trois ans, après le terme du dernier mandat, et sous réserve de l’approbation de BAM. Ce qui n’est pas souvent le cas : une banque est certifiée par le même CAC pendant une décennie voire plus.
Pour les compagnies d’assurances, il n’y a aucune limitation de la durée du mandat d’un Commissaire aux comptes. «Le projet de la loi bancaire en ce qui concerne le contrôle du Takaful prévoit des modalités d’approbation des commissaires aux comptes au même titre que les banques, mais pas la durée du mandat», nous explique une source de la DAPS.
Audit : ce marché très mal réparti
En dehors même de la périodicité, l’audit ne figure-t-il pas parmi les prestations qui n’échappent pas à la liberté des prix et de la concurrence. Interrogé sur la question, un responsable au sein du Conseil de la concurrence nous confie que la situation d’oligopole n’est pas condamnable en soi. Cela dépend surtout des «données objectives» du marché. C’est-à-dire de la capacité (ressources humaines et techniques) des autres cabinets à fournir la même expertise et la même prestation en temps réel et surtout à quel prix. Ce qui augure que les cabinets à taille réduite le resteront à défaut d’affaires. Un vrai cercle vicieux ! «Mais encore faut-il qu’il n’y ait pas de connivence entre la société et l’auditeur», met en garde notre responsable. Il rappelle le cas d’Enron dont la certification était favorable jusqu’au jour où l’affaire avait éclaté. Depuis, le monde entier connaissait ce que les Américains appellent l’expectation gap, recul de la confiance accordée aux auditeurs, dû à de multiples causes. Ils sont même mis en accusation par les faiseurs d’opinion que sont les hommes politiques ou les journalistes.
Autre écueil et pas des moindres, les attestations des commissaires aux comptes sont souvent maigres en observations. Le cas de la Samir est édifiant à cet égard. La comparaison des attestations relatives aux résultats du premier semestre de l’année en cours avec l’exercice 2014 montre qu’il n’a jamais été mentionné quoique ce soit sur les dettes accumulées par la raffinerie. Le commissaire aux comptes ne doit-il pas alerter quand il le faut. La loi a consacré l’appellation de commissaire aux comptes au lieu de commissaire tout court, ou de commissaire de sociétés, pour justement souligner l’importance du contrôle des comptes. Ils jouissent à cet égard d’un droit d’investigation, pendant toute l’année, auprès de la société-mère, des filiales et des tiers qui ont accompli des opérations pour son compte. Or, ce sont des dettes importantes qui datent de très longtemps. Le cas de la Samir n’est pas exclusif. Et le gendarme du marché reste pour l’instant fermé à tout commentaire. L’Ordre des experts-comptables s’apprête à organiser un congrès sous le thème « compétitivité & croissance », et nous sommes tentés de dire que l’OEC est appelé à zoomer sur la compétitivité de ses membres.
Par Soubha Es-siari – Retrouvez l'intégralité de l'article dans Finances News Hebdo du 8 octobre 2015